SOCIOLOGIE DE L’ART

SOCIOLOGIE DE L’ART
SOCIOLOGIE DE L’ART

En dépit d’un petit nombre d’essais, plus ou moins valables, d’histoire sociale de l’art, la sociologie de l’art reste à constituer: mis à part les quelques travaux qui en sont l’annonce (au premier rang desquels ceux de Pierre Francastel), les tentatives faites jusqu’ici pour mettre au jour les déterminations sociologiques de la production artistique et les modalités suivant lesquelles ces déterminations trouvent à s’exercer procèdent des catégories de l’histoire de l’art la plus traditionnelle; il s’agit seulement de rattacher à des groupes sociaux déterminés les différents courants ou écoles d’art, et de tâcher à expliquer l’évolution artistique, telle que l’histoire des styles en impose le schéma, en la reliant à l’action, à la rivalité, à la lutte des couches ou des classes qui se partagent ou se disputent le pouvoir dans la société considérée. À une histoire sociale de l’art ainsi entendue, et qui ne présente dans le meilleur des cas qu’un vernis marxiste, on opposera une analyse de la production artistique en termes de division du travail : à chaque époque de l’histoire, la pratique artistique se constitue dans son ordre de cohérence propre et emprunte son ressort créateur du réseau des relations qu’elle entretient avec un certain nombre d’autres pratiques (le mythe, la religion, la science, etc.), l’analyse de ce réseau, et plus généralement du rapport entre l’art et les autres systèmes symboliques qui entrent dans la définition de la culture, relevant des catégories d’une histoire économique au sens le plus strict du mot.

1. L’idée d’une sociologie de l’art

Historiquement parlant, le projet, l’essai d’une sociologie de l’art se sera d’abord défini par rapport et en réponse à une problématique directement empruntée à l’histoire de l’art la plus traditionnelle, l’approche sociologique, par l’élargissement du champ théorique qu’elle induit, et l’inscription des œuvres dans un ensemble plus vaste que la seule «série» artistique, paraissant devoir aider à la solution d’un certain nombre de problèmes que l’histoire de l’art (bien peu «humaniste» en cela, au moins selon la phrase marxiste) aura su poser sans être à même, pour autant, de les résoudre. Comment rendre compte de l’émergence soudaine, sous l’espèce la plus achevée, du brusque épanouissement d’une forme d’art inaugurale dans une continuité historique qu’elle paraît interrompre (soit la question posée, en son temps, par Max Dvo face="EU Caron" シák à propos de la peinture des Van Eyck)? Comment (l’énumération n’a rien d’exhaustif ni de systématique) expliquer , et non plus seulement décrire , les glissements de style, le passage d’une période de l’art à une autre, et par exemple le renversement, l’inversion des catégories plastiques qui correspondrait, suivant le schéma wölfflinien, à la transformation de la forme «classique» en la forme «baroque»? Comment encore, dans une perspective non plus diachronique mais synchronique, et dans un registre plus «concret», justifier la coexistence en un même temps et un même lieu d’œuvres aussi différentes que peuvent l’être les deux Madones peintes à Florence, en 1425 ou en 1426, l’une par Masaccio et l’autre par Gentile da Fabriano (problème que Frédérick Antal inscrit au point de départ de son travail classique sur la peinture florentine)?

Élargissement du champ de l’histoire culturelle, restitution des œuvres aux ensembles dont elles dépendent et qui les expliquent, volonté de dépasser le stade purement descriptif et classificatoire de la science de l’art: c’était là le programme de Taine, dont l’œuvre aujourd’hui discréditée (Taine, comme l’écrivait Sartre, qui n’aura été qu’un cuistre: mais ce jugement se soutient mieux d’un simple rappel historique: la Philosophie de l’art est à peu près contemporaine du Capital ) n’en aura pas moins articulé de la façon la plus explicite quelques-uns des présupposés théoriques, jamais produits en tant que tels, auxquels s’ordonne la recherche sociologique appliquée à l’art et à la culture, et dont elle reçoit ses limites (quoi qu’il en soit, par ailleurs, de la place à la fois marginale et cependant privilégiée faite à l’«art» dans un contexte épistémologique profondément marqué par les images d’une histoire volontiers esthétisante, sinon monumentale, et qui demeure attachée, en tant que telle, à la catégorie du «style»). C’est d’abord l’idée que, par-delà les ensembles intermédiaires que constituent l’œuvre entière d’un artiste et secondairement l’école à laquelle il appartient, les productions d’art doivent être rapportées à leur milieu d’origine, notion en elle-même hautement équivoque, non pas tellement pour la connotation péjorative qui s’attache au mot dès lors qu’il en vient à qualifier un groupe social qui ne vit que de rapines et de la plus-value qu’il tire de la prostitution, mais par le fait qu’avant de désigner l’entourage d’une chose ou d’un être, l’ensemble des conditions dans lesquelles vit et se développe un organisme, le terme dénote un lieu ou un état intermédiaire, transactionnel, également éloigné des extrêmes, soustrait comme tel à la contradiction: qu’une résultante, un moyen terme puisse être appelé à prendre position d’origine, sinon de sujet (Taine assimilant le milieu à un personnage idéal, central , vers lequel convergeraient tous les traits d’une époque, où s’équilibreraient, se tempéreraient ses tendances et aptitudes les plus diverses, et qui apparaît rétrospectivement comme l’acteur unique auquel doivent être rapportés tous les faits et gestes, toutes les inventions, toutes les productions du temps, à la façon dont les lignes de fuite d’une construction perspective concourent et se résorbent en un même point qui en apparaît spéculairement comme le point d’origine), ce renversement prête en retour à une série de glissements, non contrôlés par la théorie, et dont l’histoire sociale et la sociologie de l’art elle-même empruntent, aujourd’hui encore, partie de leur mouvement: glissement de l’œuvre à son auteur (et simultanément de l’analyse formelle ou stylistique à une manière renouvelée d’analyse psychologique); glissement de la production à la consommation (l’artiste et son public étant censés ressortir à un même ensemble et adhérer à un même modèle, celui, dans les termes de Taine, du personnage régnant «dont tout l’art dépend puisqu’il ne s’applique qu’à lui complaire et à l’exprimer»: en vertu de quoi la production sera assimilée à la consommation et le point de vue du consommateur substitué à celui du producteur, pour cela qu’il paraît ouvrir de meilleures voies à la compréhension des œuvres); glissement du «perçu» au «conçu», ou encore du denotatum au definitum , l’analyse portant en fait non sur les œuvres elles-mêmes, mais sur les «définitions», les «formules», les «phrases abréviatives» qui en «résumeraient» (toujours dans les termes de Taine) les traits dominants et les qualités essentielles.

Ce dernier glissement, du perçu au conçu, de l’objet tel qu’il est donné à la perception à l’objet tel que la pensée le connaît, dès lors que l’aveu en est fait (sinon la théorie), ne suffit pas à soustraire la méthode à l’empirisme et au positivisme d’une doctrine qui voit dans les œuvres d’art le produit naturel du milieu, de la race et de l’époque («L’ascendant du milieu amène sur la scène de l’histoire les artistes, les philosophes, les réformateurs religieux, les politiques capables d’interpréter ou d’accomplir la pensée de leur âge et de leur race, comme il amène sur la scène de la nature les espèces d’animaux et de plantes les plus capables de s’accommoder à leur climat et à leur sol»; et, en note: «principe de Darwin sur la sélection naturelle»). L’œuvre et sa définition: la distinction ne recoupe-t-elle pas, cependant, celle qui est marquée, à la même date, par Marx, et à laquelle Althusser a donné le développement que l’on sait, entre objet réel et objet de connaissance , entre l’objet tel qu’il est donné dans l’expérience et celui que produit la pensée pour se l’approprier sur le «mode» de la connaissance? Mais cette distinction ne prend sa pleine portée épistémologique qu’à observer qu’elle ne concerne pas seulement les objets mais le processus de leur production: la production de l’objet de connaissance ayant pour théâtre la seule connaissance et s’effectuant selon un autre ordre que celle, dans le réel, de l’objet réel. C’est dire qu’on ne saurait directement conclure, comme le fait Taine, de l’ordre (et des relations, des analogies, des concordances) que manifestent, par comparaison, les «définitions», à l’ordre de la genèse réelle . Empiriste, la méthode le reste dans son principe même, mais aussi idéaliste, dans la mesure où la définition se présente comme une abstraction, une formule qui restitue sous une forme abrégée l’«essence» d’une œuvre, d’une époque, d’une civilisation, et laisse échapper du même coup ce qui fait la réalité de l’art et le ressort concret de ses effets: pour constituer le référent dernier de la recherche, l’image n’en doit pas moins céder la place à l’idée , le procès de la connaissance redoublant ainsi de façon significative celui d’une histoire qui voudrait que l’œuvre d’art fasse l’objet d’une appréhension toujours plus intellectualisée et abstraite, toujours moins «naturelle». «Pour qu’elles se produisent naturellement dans l’esprit des hommes, il faut que les images n’y soient pas étouffées, ni mutilées par les idées [...]. Le propre de l’extrême culture est d’effacer de plus en plus les images au profit des idées.» Il serait intéressant de rechercher comment une opposition qui, chez Taine, reste triviale, aura trouvé à s’articuler dans le texte de Freud en termes proprement théoriques, et sous l’espèce d’une dichotomie entre pensée verbale et pensée visuelle, celle-ci étant tenue pour plus proche que celle-là des processus inconscients, pour plus primitive du point de vue tant ontogénétique que phylogénétique. Or cette dichotomie, à son tour, n’est pas sans portée sociologique dès lors qu’elle conduit non seulement à s’interroger en termes renouvelés sur la place de l’art dans la culture et sur ses rapports avec les autres pratiques sociales (et d’abord avec celles directement liées au langage), mais à poser la question du bien-fondé, au moins des conditions de validité, des implications théoriques et des déterminations historiques de tout projet scientifique visant à l’appropriation des œuvres de l’art sur le «mode» de la connaissance, et qu’il soit d’ordre sociologique ou sémiologique.

Si l’art paraît travailler au rebours de la science, et la pensée visuelle emprunter des voies, obéir à des lois irréductibles à celles de la pensée verbale, comment ne pas être tenté d’assortir tout exposé d’une «méthode» d’analyse des œuvres et de l’institution artistique elle-même, d’une série de réserves et de précautions tendant à souligner la complexité inépuisable, la richesse concrète des phénomènes esthétiques et, en dernier ressort et sous des espèces théoriques plus ou moins sophistiquées, à préserver quelque chose de leur secret, sinon de leur (ineffable) mystère? Cela dans le contexte d’une sociologie empirique et qui feint dès l’abord d’abandonner toute prétention à l’impérialisme et de ne prétendre à rien autre chose qu’à porter sur les œuvres un éclairage nouveau, complémentaire (c’est le cas de l’histoire dite sociale de l’art, d’Arnold Hauser, qui se contente d’inscrire les données d’une histoire de l’art de seconde main, et de part en part ordonnée à la catégorie du «style», sur une toile de fond dont la coloration marxiste ne doit pas faire illusion), mais aussi bien au niveau d’une sémiologie qui, à devoir nécessairement la surmonter, la dépasser, s’épuise à marquer la différence entre les activités signifiantes qui empruntent leurs structures du système de la langue et les pratiques extra-linguistiques, les systèmes qui paraissent se constituer en dehors de tout recours explicite au langage naturel (alors que la question porte sans doute moins sur la nature linguistique du modèle que sur le modèle même de la langue qu’il impose, et sur les principes, les déterminations inscrites dans la «langue» elle-même – la langue comme «corps», le corps comme «langue» – , du travail de traduction, d’inscription, de conversion intersémiotique: cf. à cet égard les travaux de Roland Barthes, de Jean-Louis Schefer et de Julia Kristeva): ce jeu de précautions, le plus souvent verbales , se trouvant dans un cas comme dans l’autre (et l’on verra que les problèmes d’une sociologie de l’art recoupent, en leur fond, qui est de nature économique, ceux d’une sémiologie) servir à oblitérer un même paradoxe, celui d’une activité dont la spécificité, sinon l’autonomie systématique , n’apparaît jamais mieux que là, et quand se pose avec le plus d’insistance la question de ses relations avec les autres branches, les autres formes de la production sociale, matérielle et/ou signifiante.

Or c’est de cette question que toute sociologie de l’art, et plus généralement toute sociologie des pratiques culturelles, prend, explicitement ou non, son départ: comme l’affirmaient dès 1928 Roman Jakobson et Yuri Tynianov, il est sans doute de meilleure méthode de rechercher, dans un premier temps, comment s’articulent les unes par rapport aux autres les différentes «séries», littéraire, théâtrale, picturale, etc., plutôt que de tâcher à relier directement à l’infrastructure matérielle un secteur, arbitrairement isolé, de la «superstructure» idéologique. Pour reprendre les termes de Marx, dans l’Introduction de 1857, l’art, la religion, la pensée (théorie) représentent autant de «modes» différents d’appropriation du monde, et qui diffèrent encore, considérés collectivement, de cet autre mode, plus fondamental d’appropriation de la nature que constitue la production matérielle. L’art, en tant qu’il se ramène à une activité productrice d’images , peut paraître s’inscrire dans la dépendance immédiate de la pensée et de la représentation, et d’abord de la pensée, des représentations religieuses ou mythiques, sinon, à l’époque désignée comme celle de l’«humanisme», d’un symbolisme plus littéraire, voire philosophique et érudit. En ce sens, le travail considérable accompli dans le cadre et dans la ligne de l’institut Warburg, où se côtoyaient historiens et philosophes, érudits et théoriciens, aura représenté l’un des premiers grands apports à l’idée d’une sociologie sinon d’une sémiologie de l’art, dans la mesure où il aura révélé l’étendue des échanges et des interférences, du travail de transcription d’un secteur à l’autre de la production culturelle. À s’inscrire cependant dans les limites d’une culture «humaniste», à prendre pour acquise une forme donnée de la division des «genres» et à porter enfin presque exclusivement sur les contenus de l’œuvre d’art (à l’exception de l’étude, à tous égards inaugurale, d’Erwin Panofsky sur la perspective comme forme symbolique), ce travail ne pouvait qu’avérer ses limites, limites à partir et en fonction desquelles se sera opérée la relance du projet d’une sociologie de l’art.

2. Sociologie et/ou histoire sociale de l’art

Préparée par le travail de l’école de Vienne, en particulier par celui de Dvo face="EU Caron" シák, lequel, rompant avec l’idée d’une vie autonome des formes d’un développement immanent des styles, aura tâché à imposer l’idée d’une histoire de l’art entendue comme une province de l’histoire de l’esprit (Kunstgeschichte als Geistesgeschichte ), cette relance aura d’abord été le fait de théoriciens de formation sinon d’obédience marxiste, avant que de trouver à s’inscrire dans la recherche historique concrète. C’est sans doute Karl Mannheim qui en a le mieux fait ressortir les déterminations, en montrant comment les tentatives pour élargir le champ de l’histoire de l’art et la rattacher à l’histoire générale des idées, comment ces tentatives nées du sentiment que toute culture possède sa cohérence, dont les effets se manifestent sous l’espèce d’analogies, de correspondances entre les productions qui ressortissent à des branches d’activité différentes, peinture, littérature, etc., trouvent bientôt leur limite dès lors qu’est réservée la question du lieu de cette cohérence, de ses conditions, de son ressort. La méthode d’un Panofsky, fondée sur une distinction de principe (empruntée en fait à Mannheim) entre trois niveaux d’articulation, un niveau immédiatement iconique, correspondant aux significations naturelles telles que la figuration les impose, un niveau iconographique, correspondant aux significations conventionnelles qui s’attachent à l’image (celle-ci pouvant être appelée à signifier, pour parler comme les recueils d’emblèmes du XVIe siècle, une chose différente de celle qu’elle donne à voir : le concept de beauté, là où elle ne propose qu’une figure féminine nue, la tête perdue dans les nuages), un niveau iconologique enfin, celui du «contenu», et qui correspondrait aux principes sous-jacents où se révélerait la «vision du monde» (la Weltanschauung , ou, en termes mieux recevables dans un contexte anglo-saxon, la mentalité de base, basic attitude ) d’une nation, d’une époque, d’une classe, d’une religion, d’une philosophie telles qu’elles trouvent à se condenser dans une œuvre unique, cette méthode (quoi qu’il en soit de la hiérarchie ainsi marquée entre un niveau purement dénotatif, considéré comme primaire, et les niveaux de connotation qui lui seraient superposés) n’implique pas encore l’adoption d’un point de vue réellement sociologique: à en croire Mannheim, un tel point de vue ne saurait s’imposer qu’une fois admis que «seule a une histoire la société considérée en tant que variable structurée» et que «c’est seulement dans le continuum social que l’art peut être compris comme une entité historique».

Une sociologie de l’art ainsi entendue prétendra répondre à certaines questions que l’histoire de l’art, encore une fois, aura permis de poser, mais non de résoudre: quelle est l’identité sociale de ceux, groupes ou individus, dont la mentalité imprime sa marque sur des œuvres d’art données? Quelles conditions, quelles situations, quels choix tacites déterminent la perspective selon laquelle les artistes perçoivent et représentent certains aspects de la réalité? Si les œuvres reflètent des points de vue, des croyances, des jugements parfois opposés, quels sont les protagonistes d’un jeu qui n’a pas la simplicité que Taine lui prêtait? Quelles réorientations, quelles modifications de l’équilibre social traduisent les changements de style? Toutes ces questions, telles que Mannheim les énonce, définissent le programme d’une sociologie, au moins d’une histoire sociale de l’art au vrai sens du terme, dont l’œuvre d’Antal atteste la fécondité en même temps que les limites. Parti du problème qu’on a dit: la coexistence en un même locus historique d’œuvres de styles très différents, problème auquel ni l’histoire immanente des formes ni la recherche empirique des sources et des influences n’apportent de réponse, Antal propose d’en rendre compte par référence à la «philosophie»; à la conception de la vie qui caractérise les diverses sections du «public», c’est-à-dire de «la société considérée dans sa capacité de réception par rapport à l’art»: la distinction entre les formes progressistes et les formes rétrogrades de l’art trouvant sa justification dans le clivage du corps social lui-même. C’est ainsi que l’apparition à Florence, au détour du Quattrocento, d’un mode rationnel, sinon mathématique, de représentation de la «réalité» aurait correspondu à la montée des classes moyennes et à l’avènement au pouvoir d’une grande bourgeoisie dont l’activité commerciale et bancaire s’étendait aux limites du monde connu, tout en satisfaisant aux conditions idéologiques du nouvel équilibre social: renforcement du sentiment national et religieux, que ne devait pas entamer dans le petit peuple le développement au sein de l’élite, et sous couvert de l’emprunt à l’Antiquité, d’intérêts profanes et scientifiques nouveaux. Mais cette analyse, quel qu’en soit l’intérêt du point de vue historique, n’en participe pas moins encore des limitations théoriques autant que des glissements conceptuels dont on a fait état: glissement, explicite, de l’analyse formelle à l’analyse psychologique, l’étude du contenu prenant le pas sur celle de la forme, sous le prétexte que le «contenu» (subject-matter ) manifesterait mieux que tout autre trait l’appartenance de l’œuvre au champ de pensée qui est celui de son public; glissement, corollaire du précédent, du point de vue de la production à celui de la consommation, l’art des XIVe et XVe siècles étant censé exprimer la «vision» des mécènes plutôt que celle des artistes, encore réduits à une position subordonnée; glissement, celui-là subreptice, du denotatum au definitum , et sans que soient mis à la question les principes d’une production de l’objet d’art au titre d’objet de connaissance, l’analyse procédant, quoi qu’elle en ait, des catégories reçues de l’histoire de l’art: celle, d’abord, de «style», qui sert à l’histoire de l’art pour constituer son champ et fonder ses prétentions à l’autonomie, tout en lui interdisant de prendre en compte la productivité spécifique qui a nom «art» dans la mesure où elle impose une approche strictement descriptive des produits de cette pratique (l’histoire se réduisant, en fin de compte, à un ordre classificatoire où chaque œuvre a sa place assignable).

3. Production et/ou consommation

La substitution du point de vue de la consommation à celui de la production, que Marx dénonçait déjà non seulement chez certains beaux penseurs socialistes mais chez les économistes pour lesquels, au niveau d’un peuple ou de l’humanité considérée abstraitement, production égalait consommation, cette substitution peut paraître fondée sur de solides arguments, auxquels la situation faite à l’art dans le contexte de l’économie bourgeoise donne un relief particulier: le produit ne devient réellement produit (l’ouvrage de l’artiste ne devient réellement œuvre d’art , le producteur ne devient réellement artiste ) que dans et par la consommation, laquelle anime en outre la production en reproduisant le besoin et en posant idéalement l’objet de la production sous forme, comme l’écrit Marx, d’image préalable, de mobile, de but. Et c’est la distribution, encore, qui investirait l’objet, par-delà sa valeur d’échange, et par le moyen de l’achat, de la spéculation, de l’enchère, de la mise en réserve, d’une valeur de signe dont il emprunterait son prestige, sa légitimité. «L’objet d’art est celui qui est reconnu pour tel par un groupe»: la formule de Mauss se veut d’abord opératoire. Elle n’en est pas moins d’inspiration profondément durkheimienne dans la mesure où elle fait de l’«art» (sinon des effets qui lui sont liés, de la valeur d’«usage» qui s’y attache, des «besoins» auxquels l’œuvre est appelée à «satisfaire»), en dehors de toute considération de qualité et préalablement à tout travail de délimitation, de spécification des œuvres de culture, le corrélat d’une représentation collective. La reconnaissance peut s’opérer selon les voies et sous les formes les plus diverses, le groupe peut varier en extension aussi bien que par sa position dans la société (depuis les groupes restreints et dispersés dont connaît l’ethnographie jusqu’à la classe dominante des sociétés plus évoluées qui travaille à imposer son idéologie à l’ensemble du corps social, jusqu’à l’«élite» qui tâche continuellement à affirmer sa différence): l’art n’en apparaît pas moins de nature essentiellement sociologique, soit qu’il se présente comme un facteur de liaison, d’identification sociale (selon le point de vue de Guyau, celui de Tolstoï) ou qu’il constitue (jusqu’à se voir dénoncer comme tel) un élément de légitimation de la domination de classe.

Le jeu dadaïste qui, sous couvert de critique, s’est voué à l’exploitation, parfois spectaculaire, d’une situation où l’art, ayant perdu la «nécessité» que lui conférait son appartenance à un ordre plus ou moins sacralisé, emprunte un semblant de légitimité de mécanismes sinon de gestes apparemment dérisoires (encore que hautement significatifs: telle la décision qui faisait Marcel Duchamp signer un objet du commerce, le plus souvent connoté comme ressortissant à l’ordre du rebut, de la déjection, pour le soustraire à son registre propre et l’introduire au musée), ce jeu et la surenchère à laquelle il prête par définition auront contribué à isoler (au sens expérimental) l’opération constitutive de la valeur d’art comme telle, en tant qu’elle se distingue de toute valeur d’usage et de toute valeur d’échange au sens strict. Opération, comme on voit, qui n’a rien d’innocent, mais qui n’aura pu aboutir, dans toute sa pureté, que sous l’effet du bouleversement continu de la production, de l’ébranlement ininterrompu de tout le système social, et de l’érosion accélérée des rapports et des valeurs sociales traditionnelles qui caractérise l’époque bourgeoise et qui est la conséquence du mode de production capitaliste. En ce sens, l’assertion de Marx selon laquelle l’économie bourgeoise donne la clé des économies qui l’ont précédée, «les catégories qui expriment les rapports de cette société et assurent la compréhension de ses structures permettant en même temps de saisir la structure et les rapports de production de toutes les sociétés passées, sur les ruines et les éléments desquels elle s’est édifiée et dont certains vestiges, non encore dépassés, continuent à subsister en elle, tandis que certaines virtualités, en se développant, y ont pris tout leur sens», cette assertion peut paraître justifier le projet d’une sociologie, d’une histoire générales , à la double condition toutefois, comme y insiste Marx, de ne pas effacer les différences en prétendant retrouver la forme bourgeoise dans les autres formes sociales et de ne pas oublier que, si l’on considère la production et la consommation comme les activités d’un sujet ou d’un grand nombre d’individus, elles constituent les éléments d’un procès dans lequel la production, entendue comme «sujet social» et qui agit dans un ensemble plus ou moins vaste, plus ou moins riche de branches productives, est «le véritable point de départ et donc le facteur prépondérant». C’est dire qu’il ne saurait y avoir de sociologie de l’art que comparative , et fondée sur la prise en considération de la position, du statut différentiel assigné à la production d’art, en même temps que des relations que celle-ci entretient avec les autres branches de la production, des possibilités de décalage entre les unes et les autres, etc., dans le contexte des différents modes historiques de production, des diverses formes attestées de la division du travail: une telle sociologie apparaissant en retour comme le préalable de toute histoire «universelle» de l’art, une histoire, à se présenter comme telle, qui attend encore sa définition au titre non de processus «réel», mais d’objet de connaissance, sinon de science.

4. L’art et la division du travail

Pour avoir inlassablement souligné l’aspect non seulement idéologique mais matériel, technique , des pratiques artistiques, Pierre Francastel aura préparé les voies d’une véritable sociologie de l’art, une sociologie ordonnée à la question de la production , comme les aura d’ailleurs préparées le travail de l’art contemporain, par-delà l’agitation (au sens politique du terme) dadaïste, sur les moyens plastiques fondamentaux (cf. la formule de Delaunay: «Tels moyens, tel art»). Encore ne faut-il pas se méprendre sur le sens de l’insistance mise par le sociologue à soustraire l’histoire de l’art au champ de l’histoire des idées, pas plus que sur la portée d’un travail qui prétendait à définir les conditions d’une production artistique accordée aux exigences objectives, sinon révolutionnaires, de l’époque, et affranchie comme telle des catégories de «création», de «style», d’«expression». L’accent mis sur la composante matérielle de toute production architecturale, qui s’inscrit de façon significative au centre de la problématique de l’art contemporain), l’obstination (fondée ou non, il n’importe pas ici) apportée, dans la pratique artistique, à dégager un niveau d’articulation formelle en quelque façon infra-historique (et qui aura caractérisé aussi bien le suprématisme, que le purisme, le néo-plasticisme ou l’enseignement du Bauhaus) n’impliquent pas que l’histoire, la sociologie de l’art doivent se réduire pour autant à la technologie, ni l’esthétique à la biologie. Là même où l’on est en droit de considérer une réalisation architecturale (la coupole de Brunelleschi pour Sainte-Marie-de-la-Fleur à Florence) comme la solution concrète d’un problème donné (soit en l’espèce le voûtement d’une surface trop étendue pour qu’y suffisent les méthodes traditionnelles), ni la solution ni le problème ne sont seulement, ni même d’abord, d’ordre technique; et, de même, la nature et le développement contradictoire des effets liés à la mise en œuvre et au maniement de la couleur manifestent assez que ces effets ont un autre ressort que «naturel». Contre tous les fonctionnalismes, on doit répéter que l’art obéit à d’autres déterminations qu’utilitaires dès lors qu’il constitue l’un des systèmes symboliques qui entrent dans la définition de la culture.

Si la culture se ramène en effet à «un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion» (Claude Lévi-Strauss), l’art doit d’occuper dans cet ensemble une position ambiguë, voire paradoxale, au fait qu’il paraît œuvrer de façon plus ou moins explicite à la déconstruction de certaines des oppositions (nature-culture, matériel-idéologique, etc., pour ne rien dire de l’opposition signifiant-signifié) sur lesquelles s’articulerait, dans son principe, tout ordre symbolique, et partant la culture comme telle, oppositions qui semblent se renoncer dans son concept (comme elles se renoncent d’ailleurs, à y regarder de près, dans le concept de «langue naturelle», et d’abord dans celui d’«écriture»). L’art n’est pas seulement objet d’appropriation, de consommation, mais le lieu d’un travail, d’une production spécifique qui reçoit de la société sa sanction. Mais ce n’est pas à dire, suivant la phrase de Herbert Read, qu’il «commence comme une activité solitaire et ne s’intègre à la sociologie qu’à mesure de son acceptation par la société». Pas plus que de langage, il n’est d’art de l’individu isolé: l’«artiste», tel que le connaît la société bourgeoise, n’a rien d’une donnée naturelle, accordée à la notion reçue de «nature humaine»: loin d’être au point de départ de l’histoire (fût-ce celle de l’art), il en est au contraire le résultat, animal politique au sens fort du terme, non seulement animal social, mais, comme Marx l’écrit de l’homme, animal qui ne peut s’individualiser que dans la société . La notion de l’individu créant à partir de son propre fonds (et sous l’un de ses derniers avatars, à partir de son propre geste ), celle a fortiori de l’individu œuvrant en dehors de toute détermination culturelle ressortissent à la «robinsonnade»: elles sont le produit, sinon le sous-produit, de l’histoire, ou pour mieux dire (le lettré chinois, bureaucrate et peintre à ses heures, n’étant pas le produit de la même histoire que l’artiste maudit de la fin du XIXe siècle en Europe) d’une histoire, à ne considérer que sa version occidentale, qui peut paraître sécréter l’artiste comme une manière d’anticorps destiné à maintenir, envers et contre la socialisation toujours croissante de la production et la généralisation des rapports sociaux, les droits, le principe, la revendication d’une forme de travail non aliéné, celle-là qu’illustre précisément le travail défini par Marx comme «artistique»: un travail libre, qui trouve sa fin en lui-même (si même il est tourné vers le service des dieux ou de la communauté) et des produits duquel le producteur ne peut être totalement dépossédé, dans la proportion où ils ressortissent à une création continuée (cf. les querelles actuelles sur la notion de «propriété artistique»), travail dont l’apparition, sous l’espèce de l’architecture, du façonnage des métaux et de l’épopée, aurait marqué selon Lewis H. Morgan (ainsi qu’Engels le souligne dans L’Origine de la famille ), au même titre que l’invention de l’écriture phonétique, le passage de l’état de barbarie à celui de civilisation. (Mais Freud ne dit peut-être pas autre chose, dans la perspective qui est la sienne, quand il fait état des satisfactions substitutives que l’art dispense, au moins à certaines couches sociales privilégiées, «en compensation des plus anciennes renonciations culturelles, de celles qui sont ressenties encore le plus profondément», l’art, comme on le lit dans L’Avenir d’une illusion , qui n’a pas son pareil pour «réconcilier l’homme avec les sacrifices qu’il a faits à la civilisation», pour exalter les sentiments d’identification dont chaque groupe culturel a si grand besoin et, se mettant au service du narcissisme, pour rappeler une culture à la conscience de ses idéaux.)

Les progrès accomplis par la préhistoire et l’ethnologie depuis Morgan, la découverte des arts «primitifs» aussi bien que «préhistoriques» prétendûment antérieurs à l’«invention» de l’écriture conduisent à nuancer le tableau des sociétés archaïques sur lequel ont travaillé Marx et Engels (avec cette réserve que la notion, tout instrumentale, d’une écriture, à la différence du langage, sinon de l’art lui-même, qui n’aurait rien de «naturel», d’une écriture, fruit de l’invention , et pour une part dérivée des formes premières de la figuration, cette notion fait aujourd’hui l’objet d’une révision radicale: il faudra montrer comment, et selon quelles déterminations propres au champ ethnologique, avec quelles conséquences pour la théorie esthétique, cette révision s’annonce dans le texte de l’un des créateurs de l’anthropologie culturelle, celui de Mauss). La contradiction n’en apparaît désormais que plus nette entre la complexité des opérations de la «pensée sauvage» et le caractère étonnamment accompli des productions artistiques de nombre de sociétés parmi les plus archaïques, d’une part, et le faible développement de la base matérielle, productive, de ces mêmes sociétés, d’autre part. Productions d’une qualité surprenante (encore qu’elle n’ait été reconnue, sauf exceptions, qu’à une date relativement récente, et pour partie sous l’effet des développements de l’art contemporain), arts dont la nécessité , pour reprendre le mot de Hegel, se mesure à l’étendue de leurs effets. À cet égard, le seul fait que le rôle joué par le masque dans l’élaboration de la notion de «personne» puisse être mis en parallèle avec le rôle joué par la construction perspective, entendue comme «forme symbolique», lieu et instrument d’un travail spécifique, dans la construction de la notion d’espace en tant que celle-ci s’institue de la position du sujet, ce parallèle suffit à manifester l’importance, pour toute théorie future de l’art, d’une prise en considération non plus seulement anecdotique mais systématique des arts archaïques aussi bien, à d’autres titres encore, que des arts orientaux. Le projet même d’une sociologie comparative de l’art restera lettre morte aussi longtemps que ce pas n’aura pas été franchi et que l’histoire de l’art restera, dans chacune de ses provinces, l’affaire de spécialistes qui ne s’ignorent réciproquement que pour continuer d’adhérer en toute sécurité à une esthétique périmée, tout en méconnaissant la nécessité d’un renouvellement, sinon d’un déplacement radical du champ théorique.

Mais l’élargissement du musée imaginaire aux dimensions de l’art universel a encore d’autres conséquences; il confère une virulence nouvelle au problème posé par Marx à propos de l’art grec: comment un art, une forme artistique liés à un stade donné du développement matériel, comment cet art, comment cette forme peuvent-ils être source de plaisir esthétique, et même valoir comme modèles, sinon comme normes, alors que les circonstances dans lesquelles ils ont pris naissance sont depuis longtemps dépassées (soit la question des déterminations profondes de toute «renaissance» aussi bien que du ressort de ce que Cézanne a nommé l’«art des musées», ces deux notions s’inscrivant au principe de l’histoire de l’art telle que l’Occident la connaît )? La réponse que Marx apportait à cette question n’est pas si naïve qu’on veut (ou fait) croire. Le «charme» de l’art grec n’est pas seulement celui, «éternel», de l’instant qui ne reviendra plus, le charme, «naturel», de l’enfance historique de l’humanité au moment de son plein épanouissement; il est l’expression et tout à la fois la justification sensible d’une exigence historique, sinon politique, qui n’aura cesse de travailler, de façon plus ou moins secrète ou avouée, le monde chrétien et jusqu’au monde bourgeois après la catastrophe du monde antique, accordé qu’était celui-ci à une conception qui faisait de l’homme, quelle que fût l’étroitesse de sa base nationale, religieuse et politique, le but de la production: conception combien sublime, comme l’écrit Marx, si on la compare à celle du monde moderne, où «le but de l’homme est la production, et la richesse le but de la production» (Fondements , vol. I). Dans sa «naïveté», cette remarque de Marx jette un éclairage singulièrement cru sur les déterminations du rêve d’un âge d’or, tel que l’aura formé, au seuil de l’âge bourgeois, la Florence des banquiers et des marchands, adonnée qu’était celle-ci à la poursuite de la richesse monétaire et du profit commercial, de l’argent en un mot, d’où procédera, au terme du processus de dissolution de l’ancien mode de production dont il sera, comme s’en avisera Shakespeare, l’un des agents les plus actifs, le capital . La Florence des XIVe et XVe siècles, aussi bien que l’Italie du XVIe siècle où l’on verra la manufacture (et au premier chef les manufactures d’art ) se développer sporadiquement dans un cadre qui appartenait encore à une autre époque: la production à cet égard exemplaire d’un artiste comme Raphaël étant directement conditionnée par la division du travail dans la Rome de son temps aussi bien qu’entre les villes et les pays avec lesquels la cité des papes entretenait des relations.

Si l’économie bourgeoise commande, au lieu de l’épanouissement de l’intériorité humaine, son dépouillement complet, alors le «juvénile monde antique» mérite d’apparaître comme un monde «supérieur». Et il l’est en effet, «partout où l’on cherche une figure achevée, une forme et des contours bien définis». Là où Hegel, dans la clôture du contour de la figure du dieu grec, apercevait l’idée telle qu’elle se donne à la perception, moyen terme entre l’objet sensible et le concept, Marx, en même temps qu’il dépouille tout idéalisme, avère le ressort profondément dialectique, antihistoriciste, de son matérialisme. Le seul fait qu’à travers ses œuvres les moins directement liées au développement de la base matérielle qui fait l’ossature de la société une époque passée puisse servir de modèle à une autre époque de l’histoire (une histoire, il faut y insister, comme l’est celle de l’art occidental, tout entière réglée sur l’antériorité du contour par rapport à la couleur), ce fait révèle la profondeur du projet de Marx tel qu’il s’énonce dans l’Introduction de 1857: d’examiner d’abord la production matérielle pour ensuite étendre l’enquête aux formes de l’État et de la conscience, prélude indispensable à une nouvelle façon d’écrire l’histoire, et jusqu’à celle de l’art, s’il est vrai, comme on commence de l’entrevoir (mais sans que théorie en soit encore faite), que l’histoire doit de s’instituer au titre d’objet de connaissance, mais aussi de science, aux effets dialectiques de transcription, de contradiction, de rétroaction, etc., que commande le partage de la production en ses différentes branches, matérielles, théoriques et/ou idéologiques, dont chacune a sa temporalité et son mode d’inscription propre.

5. Aisthésis

Il reste que l’histoire, au sens qu’on vient de dire, n’a rien d’un thème spéculatif. Si le projet des économistes et de Marx lui-même a été de penser l’économie comme histoire, celui auquel s’ordonnerait en dernière analyse une théorie des pratiques culturelles (idéologiques, scientifiques, artistiques) reviendrait au contraire à penser l’histoire comme économie, ou pour mieux dire comme réseau d’économies qui, pour être différenciées et obéir, chacune pour sa part, à des lois spécifiques, n’en ressortissent pas moins à des conjonctures plus générales, sinon à un horizon commun. La même division du travail qui induit, à l’époque moderne, «la concentration du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens» (Marx) détermine le partage des champs du savoir et de la signifiance conformément à une «division des genres» qui n’a elle-même rien d’éternitaire, définissable qu’elle est en termes d’économie(s) et de rapports de production. L’affirmation de Marx selon laquelle les contradictions entre l’évolution de l’art et celle de la société sont expliquées dès lors qu’on les spécifie , la seule difficulté étant d’en donner une formulation générale, cette affirmation (et la démonstration dont Marx l’étaye selon laquelle l’art grec aurait supposé la mythologie grecque, laquelle ne pouvait elle-même éclore que dans un contexte matériel déterminé) est la meilleure justification d’une sociologie de l’art et des pratiques créatrices au sens où les formalistes russes en avaient formé le projet, une sociologie qui travaillerait à articuler les unes par rapport aux autres, et selon leur ordre de dépendance réciproque, les diverses «séries» culturelles, sans poser directement la question de leur rapport avec l’infrastructure. Mais ce n’est pas à dire que la relation entre l’art et les autres systèmes symboliques qui entrent dans la définition de la culture puisse être conçue en termes d’influences ou d’emprunts: dès lors qu’il y a système(s) , la théorie n’a à connaître que des seuls effets qui jouent à ce niveau, et qu’ils soient d’ordre structural et/ou économique. Là encore, Francastel aura joué le rôle d’initiateur puisqu’il aura été parmi les premiers à étudier de façon concrète les œuvres de l’art (au moins celles de la peinture) en tant que systèmes de signes, et à les référer à un ordre profond dont la perdurance, par-delà les différences superficielles de style, s’avère des effets qu’il commande. L’histoire sociale de l’art n’atteint pas à ce niveau, comme l’atteste l’analyse exemplaire que Lénine a donnée de l’œuvre de Tolstoï comme reflet d’une période historique dont le caractère transitoire aurait donné naissance à tous les traits distinctifs du «tolstoïsme», l’analyse autorisant un jugement motivé sur une œuvre dont la singularité se justifie d’apparaître comme l’expression d’une époque elle-même singulière. Si l’histoire de l’art ne se réduit pas à une histoire des artistes, si elle ne se réduit pas à une histoire des œuvres (sauf à distinguer, encore une fois, entre les œuvres qui ont valeur inaugurale, fondatrice, et les produits de série ou d’époque, distinction qui ne peut être opérée à partir des catégories de l’histoire sociale), la sociologie de l’art ne se constituera, quant à elle, qu’en s’établissant à un autre niveau, dans une autre dimension, où elle se trouvera nécessairement interférer avec une sémiologie: une dimension, un niveau proprement économiques, ceux-là du système, de l’idéologie, selon le mot de Marx, comme langue de la vie réelle, de l’art, de la science comme modes spécifiques d’appropriation du monde, la production artistique n’étant référée ni à un code, au sens linguistique du terme, ni à une réalité extérieure dont elle emprunterait directement ses articulations, mais à un ordre, une organisation sous-jacente, analogue à celle que Michel Foucault propose de dégager, pour chaque époque du savoir, sous le nom d’épistèmè . Soit le système que l’on a dénoté ailleurs comme l’aisthésis d’une époque de l’art, la constellation des contraintes structurales et des principes régulateurs, des modèles formels et des appartenances culturelles et idéologiques les plus générales (et encore, et au plus profond: le corps des lois qui commandent, positivement ou négativement, l’inscription de la pratique artistique parmi les autres pratiques, scientifique, théorique, politique, etc.), constellation qui donne à la production artistique de cette époque sa cohérence. Mais cette cohérence, il faut y insister, n’est pas seulement ni même d’abord d’ordre idéologique, mais d’ordre économique, fondée qu’elle est sur le clivage de la production, prise comme sujet social, en ses différentes branches, toute production particulière étant en dernière analyse affaire de rapports qui ont eux-mêmes leur histoire et ne relèvent d’aucune topique a priori.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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